Friday, February 06, 2015


Les Cavaliers de l’Atlas
Une transhumance à cheval au cœur du pays berbère jusqu’au sommet du Haut Atlas.





Marrakech, le 2 Octobre 2006, il fait 39 ° et c’est le ramadan. A sept heures et demi du matin au pied de la Koutoubia, tout est calme et le soleil rasant dore la place presque vide. Je retrouve mes compagnons de voyage. Sophie, l’âme «  des cavaliers de l’Atlas » et l’organisatrice de ce trekking, Marie Line, nouvellement recrutée pour la seconder, Mogdoul le guide, Amin qui conduira le 4X4 avec la nourriture pour les hommes et les chevaux et Mina la cuisinière. 




Nous roulons vers le levant. En quelques années, témoignage de la prospérité de la ville, les faubourgs se sont considérablement étendus. Des banlieues entières sont en chantier à l’état de coques vides à moitié peintes en ocre rouge. Au fur et à mesure, l’ urbanisme se fait plus rare ainsi que les lambeaux noirs des sacs plastiques que le vent accroche aux branches d’eucalyptus. Nous quittons la route principale pour une piste en terre à travers des collines arides et caillouteuses de la province de Taouma, tout près des chasses royales d’Aït Ourir où le roi vient occir ses sangliers.  Le ranch est situé au lieu-dit Ekido, caroubier en berbère. C’est à peine plus qu’une cabane en pisé perchée en haut d’un promontoir sans eau courante ni electricité dominant une vaste étendue de collines blondes et rases. Du monde moderne tout a disparu .  La principale activité est d’y accueillir pour une journée des touristes qui ne sont pour la plupart jamais montés à cheval mais ont tout de même assez de bravoure et de curiosité pour s’échapper des banalités du tourisme de masse. 





Sans guère de préambule, Sophie attribue les montures et nous voilà en selle. Vers le haut, le sud, en direction des montagnes de l’Atlas à travers une vaste steppe où paissent de petits troupeaux de chèvres et de moutons. La terre est rouge. De longs murets de pierre nous mènent vers des bleds bâtis en pisé aux flancs de hautes falaises rocailleuses et couvertes de grappes de figuiers de barbarie en fruits. Agoujgal, Tamjhadazdan et enfin Aarba. A notre approche, les enfants accourent juchés sur de petits ânes, les femmes donnent à boire aux chevaux tandis que les hommes assis en rang d’oignons prennent le frais à l’ombre d’un olivier. Ajonc, genêt d’Espagne,  figuier caroubier, carline en corymbe, laurier-rose, canne de provence prolifèrent au milieu de paysages tour à tour arides et luxuriants. Notre première étape, en fin d’après-midi, est un petit hotel en béton à Touama, un bourg en bordure de la route nationale qui conduit à Ouarzazate. Les chevaux sont attachés pour la nuit dans un bois d’oliviers, nourris, soignés, abreuvés. 




Nous nous installons sur la terrasse en attendant le f’tour, la rupture du jeûne à l’heure où le soleil se couche. On nous apporte le repas traditionnel, la harira, la soupe du ramadan riche en calories et en épices avec des œufs durs, des ch’hiwates, les galettes au miel, des dattes et du thé à la menthe. Vient l’heure de se coucher. La chambre est une d’une simplicité spartiate qui me plaît avec une ampoule au plafond et quatre lits. Les musulmans qui se lèvent à cinq heures pour la prière du matin partagent une chambre, les chrétiens une autre. Hommes, femmes ensemble, une sérieuse entorse aux convenances. Au creux de mon sommeil, j’entend la mélopée très douce des sourates qui se mêlent à mes rêves. Nous sommes debout à l’aube. Dans la fraîcheur du matin, à l’ombre des palmiers nains et des peupliers blancs nous remontons à gué un oued peu profond bordé de vergers et de cultures maraîchères. Ce sont les jardins des berbères. De petites parcelles travaillées à la main, un antique soc tiré par un âne qui fertilise le sillon au passage et irriguées par un ingenieux système vieux comme le monde. Il y pousse des haricots, des tomates fruits, des pommes de terre. Vers midi nous pénetrons dans une nouvelle vallée de culture de blé et d’orge en terrasses.




Les récoltes sont rentrées depuis longtemps laissant la terre arase. Au loin des villages se massent au pied d’un minaret, comme nos villages au siècle dernier au pied du clocher. Nous croisons des paysans qui cheminent à pied ou à dos de mulets et qui nous saluent amicalement et nous renseignent sur notre route. Dans le lit d’un oued à sec Amin nous attend avec le 4x4 au mileu de quelques mulets à la robe noire et lisse. Les muletiers ne sont pas loin. Ils se reposent à l’ombre des peupliers. Mina a préparé un tagine mais déjeuner à la vue de tous en plein ramadan nous embarrasse.  Aux champs succèdent de hautes collines  rocheuses qu’il nous faut escalader. La bride large, les chevaux négocient eux-mêmes des passages pour cabris. La descente n’est pas sans danger. Avalanche, ma jument grise est une virtuose de l’équilibre et descend les pentes rocheuses à quarante cinq degrés  avec une aisance méthodique pleine de bravoure.  Nous arrivons  au grand galop sur un haut plateau à deux mille mètres d’altitude. La pierre a pris la place de la terre. Il n’y a plus guère de villages, plus aucun arbre, seulement quelques bergeries cubiques en pierre rouge sombre et, plus imposant que jamais, l’Atlas. Une route néammoins mène encore à un solide village de montagne curieusement construit sur un escarpement rocheux en forte pente. Le 4X4 n’ira pas plus loin. Ici la route s’arrête et tout ce qui doit être porté ne peut l’être que par l’homme ou l’animal.






Le soleil est bas sur l’horizon et la lumière d’une clarté et d’une suavité merveilleuse. Les roches rouges se détachent sur la lande vert pâle ou seul du lichen persiste à survivre. Perdu au milieu de l’immensité, au pied même des plus hauts sommets de la montagne  apparaît un village, austère comme une forteresse. Les murs en gros appareillage de pierre couleur sang séché percés de petites ouvertures signalent qu’ici les hivers sont rudes et que l’on y survit pendant de longs mois isolés  de tout sous un épais manteau de neige. Un adolescent prend mon cheval par la bride pour le mener par les chemins escarpés qui percent le village comme une cicatrice. Il y a une grande noblesse dans ce geste simple où aucune parole ne sera échangée. Un acte qui remonte à la nuit des temps où tout est accompli parce que c’est ainsi qu’il faut agir. Le villageois est le fils de notre hôte, un berger berbère qui vit avec les dix huit membres de sa famille dans une bergerie de pierre un peu à l’écart du village. Sa maison est la dernière avant la montagne. 




A l’heure où nous rentrons les chevaux, ses fils rentrent les moutons et les brebis pour la nuit. Car il y a des loups. En 1985, nous racontera-t-il, les loups ont dévoré 85 brebis et pour marquer cette coincidence, il a inscrit "1985" sur les mûrs de sa maison. Loin de la civilisation, le f’tour prend des allures de céremonial. La nuit tombe, arrive la harira, chaude, délicieuse, réconfortante, le pain cuit maison que l’on trempe dans une huile d’olive parfumée et de la confiture d’abricot, les dattes et le thé à la menthe. Les saveurs sont plus fortes à l’image de la rudesse du terroir, plus precieuses aussi. Il fait froid et je m’enveloppe dans la bonne vieille couverture irlandaise qui est si contente d’avoir quitté sa malle pour reprendre du service. Notre hôte nous parle des loups, en berbère puis dispose des tapis  multicolores à même le sol couvert d’une natte, nous distribue des couvertures et nous nous écroulons sans nous laver, sans nous deshabiller, ivre d’une fatigue dont on dit qu’elle est le meilleur des lits. Hommes et bêtes se reposent en paix avec le monde. 




Au petit matin, nous nous mettons en route et escaladons une pente abrupte et rocailleuse sur plusieurs kilomètres et mille mètres de dénivelé. La chaleur monte vite elle aussi, et les chevaux peinent en suivant les traces blanches des sabots des ânes sur la roche lisse. Quant nous arrivons au sommet, il est déjà presque midi. Le paysage d’une beauté irréelle ressemble à l’arrière plan de la Joconde. Un vaste cirque de montagnes  nimbée d’une lumière étincelante s’étend à perte de vue percé en son milieu par un profond canyon. Nous devons le contourner par la droite, loin vers l’ouest pour pouvoir le traverser puis repartir de l’autre côté. Le chemin est marqué par de petits empilements de pierres. Le terrain est trop caillouteux pour trotter ou galoper. les chevaux sont fatigués et nous progressons lentement le visage cuit par l’ardeur du soleil et la fraicheur de l’altitude. Finalement le canyon devient franchissable et nous repartons dans le sens inverse quand nous pénétrons dans la fameuse vallée du Zhat si convoitée au soleil couchant. Les cultures en terrasses réapparaissent  puis des maisons éparses et enfin au sommet de la colline, notre gîte. Un cube massif de pierre rouge à flanc de coteau, une architecture sobre et claire, bâtie pierre après pierre, sans fioritures à la manière des cisterciens du moyen-âge. 



L’intérieur est d’une sobriété minimaliste avec pour seul confort une cheminée aux lignes parfaites et d’une modernité remarquable. Dans la pièce principale, des lits sont disposés en angle à la manière arabe. Nous dînons à la lumière des bougies, entre nous, loin de tout, hors du temps mais au milieu d’un monde si pur, si intacte, si grand. La transhumance s’achèvera bientôt par une longue journée toute entière consacrée à redescendre dans la vallée par des chemins sinueux bordés d’acacias tordus où grimpent les chèvres à la toison longue et noire. Un beau voyage ne se conclut pas, il persiste dans la mémoire et fait de nous ce que nous sommes.






Il ne sert à rien de rêver sa vie, il faut vivre ses rêves.

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